Pour expliquer ma façon de considérer la souffrance, je vais te parler en premier lieu de mes loisirs. Mes loisirs ?... Je suis fou du bilboquet. Un jeu de solitaire - un jeu d'adresse, excellent pour l'entraînement - sortir une lame de ma ceinture en un millième de seconde, et interdiction de rater la cible (le cou de préférence). Sinon c'est la mort.
A part ça, je fais mes pompes, je danse.
Et je joue à la poupée.
Amour éternel pour une poupée à échelle naturelle et à l'identique d'une petite clocharde genre petite fille aux allumettes, assise sur un banc, croisée dans la vitrine du Nain Bleu. J'avais décidé de l'acheter - je me souviens du prix - 37000 francs -, mais je devais attendre des "droits d'auteur" - piges de reportages + frais de voyage, le pacson.
Le surlendemain, quand je suis revenu, j'ai appris que cette poupée venait d'avoir été achetée par Bruce Willis, pour l'offrir à sa femme Demi Moore !
Je ne m'en remettrai jamais.
Sarah Kofman a écrit un truc du genre: "La fatalité épargne les médiocres. C'est le tribut que doit payer un être d'exception à la jalousie des dieux." (L'imposture de la beauté, "Essai sur l'inquiétante étrangeté du Portrait de Dorian Gray", 1994). Cela console.
Sauf que c'est juste après avoir écrit ce bouquin que Sarah Kofman s'est suicidée (le 15 octobre 1994). Il y a des greffes-identifications qui prennent trop bien.
Je crois (et j'y tiens) à la Fatalité, comme je crois aux fées, tout de candeur et de ferveur. La Fatalité est une bénédiction ! Comment, sous le joug de la fatalité, être mal ? La fatalité est une chance unique de faire causette avec les dieux. On pourrait faire ripailles en plus mauvaise compagnie.
Pourquoi souffrir ? Nous maintenons allumée, tout au fond de notre caverne, une torche. Nous autres explorateurs de l'âme immortelle, entre deux aller-retour à New York, deux amours impossibles, deux meurtres et deux cocktails, revenus avec plein de nouveaux specimens sous formol de terreurs, de délices et de sagesses, nous retournons nous asseoir à la table de la torche.
Sous cette torche, un papier signé. Ma signature. Qui trace un mot signe sa propre sentence, ai-je écrit.
Dans Malpertuis, film de Harry Kumel, la voix de Michel Bouquet :
"Alektô, souviens-toi de ta promesse..."
Terence Carroll