Me revient en mémoire la lumineuse critique du chef-d'oeuvre de Amos Kollek, par Aude Benjamin, parue dans la revue Technikart de juillet 2000, et il me faut aujourd'hui, c'est viscéral, revoir cette petite merveille aujourd'hui introuvable en DVD et, ô mon amour, t'en refiler ma propre analyse (souviens-toi, "Ne t'inquiète de rien...").
Ce soir je me suis ainsi repassé "Sue perdue dans Manhattan"... ça fait dix ans que je visionne et revisionne le film, chaque fois je me fais démolir : tandis que Sue, peu à peu, inexorablement, est soustraite du monde des vivants, le rayonnement de son intégrité et de sa noblesse menace de me faire basculer avec elle dans la poésie pure.
Rien que ça.
Okay. Restons calme. La phrase que j'ai placée en titre de cet article est la conclusion ouverte de l'analyse d'Aude Benjamin. J'y répond d'emblée... n'est-on pas "en plein dans le crucial", dirait Virginie Despentes ("Baise-moi") : Sue descend-elle aux enfers avec en filigrane une telle lucidité ? Oui bien sûr, puisque la "fatalité" - au sens de Sarah Kofman - l'a élue. Il y a en elle la figure de l'ange.
Sue s'est dérobée à ce que l'on attend d'elle. En tout point, pas seulement socialement. En acceptant cette exclusion, son incapacité à combler qui que ce soit, elle rejoint Lilith, la "BANNIE des textes", celle que rien ne peut aliéner.
Sue n'a pas d'histoire, pas de poids, pas d'âge, pas d'avenir. Elle est légère comme son foulard de soie. Elle ne connaît - elle le dit elle-même -, qu'un mode de communication, le SEXE. On est d'accord, il n'y a pas d'autre mode de communication ! Anyway... et les mots, dammit !!!... Mais avec les mots, on s'élabore, on n'articule que des LIENS, et oui, en hypertexte - on peut parler de dialogue, mais hâché : la relation par les mots, on le sait, reste depuis la nuit des temps l'imposture par excellence. Avec le sexe, on parvient à se perdre, i.e. se connaître enfin, se RE-connaître par les gouffres (merci Henri Michaux).
Sue, si elle s'accrochait, pourrait s'en sortir, repasser through the looking-glass. Mais bienheureusement elle GLISSE irrémédiablement vers le vide. La solitude, la mort, la découverte de la seule vérité qui soit : le vieux leurre "cogito ergo sum" est depuis Nietzsche devenu : je comprends d'où je suis... donc je suis."
Schopenhauer, déjà : "Le degré d'existence d'un être est fonction de son degré de conscience."
Paradoxalement, ce vide n'est pas rien : le "creux de l'existence", selon le mot de Paule Salomon (in "La Femme solaire", Ed. Albin Michel), est au contraire la base cathartique primordiale.
Dieu a laissé un espace sans dieu. L'univers est né parce que Dieu, l'infini, a laissé un vide à partir duquel la création nous incombe.
Sue - Lilith, la lune noire, errant dans les abysses de la solitude pour avoir refusé la normalité des apparences - vivra avec une singulière passion des aventures sans lendemain :
SUE N'EST PLUS GARANTE DU LIEN MAIS DU TROUBLE.
Elle est celle qui échappe toujours, celle qui sait que ce que chacun peut apporter à l'autre, c'est le manque.
C'est-à-dire le DESIR.
Terence Carroll